“IL Y A VINGT ANS... AVEC LES POILUS D’ORIENT”

2e partie



SPEAKER
- Aujourd’hui, la maréchal Franchet d’Espèrey, le vainqueur du Dobropole, le chef qui sut mener les Armées Alliées en Orient de la mer Égée au Danube, se repose en Bretagne, en mettant au point ses Mémoires.


Franchet d’Espèrey entouré de ses anciens soldats sur le perron de Perros

Il a bien voulu interrompre sa studieuse retraite en faveur de ses anciens soldats et de RADIO 37.
Nous sommes allés recueillir de sa bouche quelques souvenirs sur la rupture du front ennemi.

Au bout d’une longue allée d’arbres, aux feuillages épais, un portail encadré de pierres grises, dont les portes sont ouvertes; elles laissent voir un manoir breton, très simple, à un étage. Une pelouse verte où jouent des enfants. A gauche, les communs; un ordonnance souriant brique un moteur. A droite, des grands arbres projettent leur ombre sur la maison.

Les murailles épaisses du vestibule sont peintes à la chaux. Je suis introduit au premier étage dans le bureau du maréchal. Une grande table ronde, couverte de documents; sur les dossiers, je lis “ORIENT”, “CHAMPAGNE”...
Entre les deux fenêtres, une petite table, le maréchal écrit, il se tourne, s’excuse de ne pouvoir se lever.


Accident de 1933 - Franchet d’Espèrey allongé sur le sol est veillé par le guide

Le terrible accident d’auto qu’il eut en Tunisie en 1933 au cours d’une tentative de raid saharien Est Ouest pour relier la Tunisie au Maroc ne lui permet que très peu de mouvements sans ses cannes.


Maréchal Franchet d’Espèrey

Cependant le maréchal porte gaillardement ses 82 ans. Le visage est clair, un visage de bon Français avec une grande expression de bonté, le nez très droit, la moustache épaisse, les yeux sont vifs, pétillants, aigus.



Gravure du Poilu d’Orient

Je vous remercie, monsieur le Maréchal, d’avoir accepté de répondre à l’appel de RADIO 37 et de bien vouloir dire à notre micro quelques mots qui seront écoutés avec la plus vive émotion par tous les Poilus d’Orient, par tous ceux qui ont eu l’honneur de servir sous vos ordres.

Je voulais vous demander, monsieur le Maréchal, pour quelle raison vous avez choisi ce coin particulier et difficile du champ de bataille d’Orient, la Moglena, comme point de départ de l’attaque. je vous serai obligé de me dire si vous avez eu une raison essentielle qui vous a fait choisir ce point d’attaque.

Le Maréchal - Dès le mois d’Octobre 1914, M. Poincaré le constate dans ses Mémoires, j’ai eu l’idée d’attaquer l’ennemi et ses alliés par la Macédoine. Je connaissais les Balkans où j’avais fait deux voyages, l’un en 1900, l’autre en 1910. Je connaissais aussi l’histoire et je me rappelais qu’en 1797, la maison d’Autriche avait signé l’armistice de Léoben, non parce qu’elle était menacée par les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse mais bien parce que l’armée d’Italie était arrivée au Semmering.

Dès mon arrivée, je suis allé voir le prince Alexandre qui commandait l’armée serbe, cet homme si sensible, dont la perte sera toujours déplorée par la France, car c’était pour nous un ami.



Yelac

J’allai le voir dans son PC de Yelac installé dans une baraque en bois. Il fuyait la ville et ses divertissements, mais cette baraque était construite sur une partie du sol serbe reconquis en 1916.



Baraque du Prince

Le prince Alexandre me reçut très aimablement dans sa baraque donnée par les Anglais.




Borne frontière Grèce Serbie, Alexandre, d’Espèrey, Boiovitch à Floka

Le lendemain il me fit monter à Floka.
A Floka, j’ai eu la satisfaction de rencontrer un ancien ami, le commandant Clamens, de l’artillerie française, qui commandandait les deux batteries installées pour appuyer les armées serbes. Je connaissais le commandant Clamens depuis quelques années; il avait été blessé au Maroc alors que je commandais les Troupes du Maroc Occidental sous les ordres de Lyautey.
C’est lui qui m’indiqua immédiatement d’une façon très claire toute la situation tactique.

Il était plus de 6h du soir. Bien que ce fut au mois de Juin, le soleil se couchait déjà et ses rayons obliques éclairaient fortement les positions bulgares: face au Sud, nous voyions non seulement la première ligne bulgare que nous dominions, elle était à 1800m, alors que nous étions à 2400m, mais nous voyions les positions entières; la première ligne et jusqu’à la deuxième position du Koziak. C’était une occasion unique.

Les Serbes étaient enthousiasmes et prêts à marcher; c’étaient des montagnards habitués au pays difficile, mais ils ne connaissaient pas les détails du combat moderne. Je décidai donc de le leur donner deux divisions françaises: l’une que je connaisssais depuis longtemps parce que je l’avais fait former à mon armée en 1915, c’était la 122e division d’infanterie, et l’autre qui était commandée par un ancien ami que j’avais connu en Chine et apprécié pendant la guerre contre les Boxers, le général Pruneau du 17e d’Infanterie coloniale.
Je décidai donc que ces deux divisions casseraient la 1ère ligne ennemie, la “croute” dure et que, derrière, comme une trombe, s’avanceraient les Serbes pour reconquérir leur pays.
C’est ce qui s’est produit.


Le SPEAKER - Monsieur le Maréchal, permettez-moi de vous demander où vous vous trouviez pendant l’attaque.


Front le 1er Septembre 1918

Le Maréchal - Pendant l’attaque, j’étais au centre de mes opérations, c’est à dire à Salonique, parce que je ne commandais pas seulement l’armée de rupture, mais aussi toutes les armées alliées qui s’étendaient, sur 300 km, des lacs de la frontière albanaise à l’Ouest, jusqu’au Golfe de Stavros sur la mer Égée, à l’Est.
Ces Armées Alliées comprenaient un rassemblement de peuples de toutes races et religions, comme on en a rarement vu.
J’avais des Britanniques qui incluaient des Anglais, des Ecossais, des Irlandais, des Cypriotes, des Hindous.


Tirailleurs annamites


J’avais des Français qui comprenaient non seulement des Français, mais des Algériens, des Tunisiens, des Annamites, des Cambodgiens, des Sénégalais.
De plus, j’avais une division italienne, qui s’appelait division mais qui avait un effectif de 24 bataillons tout de même.


Albanais


J’avais des Albanais, des Russes et enfin des Héllènes, qui me rendirent grand service, parce que c’est grâce aux Héllènes que j’ai pu constituer ma masse de manoeuvre.


Venizelos

C’est grâce à Venizelos que j’ai pu former ma masse de manoeuvre et donner aux Serbes l’appui de deux divisions françaises et de toute l’artillerie lourde.

Le SPEAKER - Vous aviez 600 pièces, je crois?


Pièce de 105mm montant à 1700m

Le Maréchal - 600 pièces de canon

Le SPEAKER - C’était, en somme, le plus gros effort d’artillerie qui ait été fait sur le front d’Orient?

Le Maréchal - Oui, de beaucoup, de beaucoup!

Le SPEAKER - Maintenant, vous avez suivi l’attaque et après vous êtes venu sur le front?

Le Maréchal - C’est à dire que le lendemain, dès que la rupture a été exécutée, je suis venu voir ce qui se passait.
J’arrivai jusqu’à la division de première ligne, c’est à dire la division du Timok, qui avait appuyé la 17e DIC. Cette division progressait, son général était en avant. Il était déjà tard, j’ai été obligé de rentrer. J’étais le commandant en chef des Armées Alliées. Si je m’étais écouté moi-même, je serais allé plus loin, mais il fallait bien penser aux autres et alors je me suis contenté de donner directement des instructions à l’Etat-Major du Timok, à la 17e DIC qui l’appuyait et progressait de son côté. Le soir même, je suis rentré à Salonique.


Régiment grec - Pompon sur les chaussures

J’ai déclenché le lendemain l’attaque des Anglais sur Doiran. je leur ai donné pour les renforcer deux excellentes divisions grecques.

Le SPEAKER - Et alors, monsieur le Maréchal, à la fin de la guerre, lorsque l’armistice a été signé, où étiez-vous à ce moment?

Le Maréchal - J’étais au Nord de Belgrade.

Le SPEAKER - Vous aviez traversé toute la Serbie, la Serbie étant reconquise?


M. Karolyi

Le Maréchal - La Serbie était délivrée et nous étions en Hongrie. J’avais signé un armistice avec M. Karolyi, Premier ministre hongrois, qui me donnait 22.000 chevaux pour remonter ma cavalerie et mon artillerie, parce que nous n’avions rien à manger.

Le SPEAKER - Est ce que cela a été un des moments les plus durs de la campagne?


Roulante

Le Maréchal - Oui, nous avons avancé en 15 jours de 7 à 800 kilomètres, sans avoir de nourriture. Je crois que les hommes sont restés à certains moments plus de 15 jours sans avoir de pain.

Le SPEAKER - Et alors à ce moment là, votre intention était de remonter vers le Nord et de prendre l’Empire allemand à revers?

Le Maréchal - L’armée autrichienne n’existait plus; M. Karolyi l’a dit lui-même “Nous n’avons plus une seule unité constituée”. par conséquent, comme j’avais la navigation du Danube et les chemins de fer intact, je pouvais arriver à Vienne.
J’aurais passé 15 jours à Prague pour organiser mes renforts, mais je serais arrivé à Dresde vers le 1er Janvier, à Berlin le 15 Janvier.
Alors, de deux choses l’une; ou bien les Allemands étaient obligés de dégarnir le front français et le maréchal Foch pouvait avancer, ou bien je ne trouvais rien devant moi et j’arrivais.


Ludendorff et Hindenburg

Le SPEAKER - Vous arriviez tout seul. Maintenant, je dois dire que vos ennemis vous ont rendu hommage, puisque Ludendorff et Hindenburg eux-mêmes ont reconnu que la défaite des Empires centraux avait été acquise le jour où vous aviez remporté la victoire du Dobropole.

Le Maréchal - Ils l’ont dit. Il y a un livre très peu connu “L’aveu de la défaite allemande”; il a été traduit. Ce sont des documents officiels traduits par le colonel Koeltz, qui est actuellement général de brigade et qui était, à cette époque, au 2e bureau.
Ce livre est très rare maintenant; je soupçonne les Allemands d’avoir acheté tout le tirage à l’éditeur.

Le SPEAKER - C’est curieux, mais enfin c’est admissible.

Le Maréchal - C’est ce qu’ils font souvent. L’un des documents les plus significatifs est une note d’Hindenbourg adressée au Chancelier de l’Empire, datée du 3 Octobre 1918, c’est à dire au moment où Hindenbourg apprend l’armistice bulgare. Il dit “Par suite de l’écroulement du front macédonien, nous n’avons plus aucun espoir de contraindre l’ennemi à demander la paix.” Je crois qu’à ce moment là la victoire était gagnée.

Le SPEAKER - Monsieur le Maréchal, je vous remercie bien d’avoir voulu parler devant le micro et je suis sûr que tous les Français vous sauront gré des paroles que vous avez bien voulu prononcer.

(Gong)


Le SPEAKER - Voici les communiqués de la 2e quinzaine de Septembre 1918

16 Septembre - Journaux français - “Il ne nous est pas permis de vous faire connaître les dernières nouvelles de la bataille dans les Balkans... On peut espérer d’importants communiqués de l’Armée d’Orient.

17 Septembre - Communiqué serbe - “Surmontant les formidables difficultés de terrain en haute montagne, nos troupes poursuivent jour et nuit l’ennemi complètement battu. Notre avance atteint 20 km.

23 Septembre - Communiqué serbe - “Dans leur avance, les troupes serbes ont atteint le 21 le Vardar, franchit la Cerna, coupée la voie ferrée du Decauville, principale artère du ravitaillement de l’ennemi. Depuis le 15, l’avance en profondeur atteint 65 km.

25 Septembre - Communiqué français - “Les troupes françaises sont entrées à Prilep.

27 Septembre - Communiqué français - “Notre avance vers le Nord atteint 120 km. La Bulgarie demande la paix.


Général bulgare Loukof

30 Septembre - Communiqué français - “L’armistice a été signée hier soir à 23h30 à Salonique entre le général commandant les Armées Alliées en Orient et les délégués ennemis qui ont accepté toutes les conditions posées par le haut commandement. Les hostilités sont suspendues.


Colonne de prisonniers


Comme l’a écrit la maréchal Franchet d’espèrey “La première phase des opérations est brillamment terminée. Au cours de ces 15 jours d’opérations où, comme l’a si bien dit le poète, la victoire avait retrouvé ses ailes, les armées alliées avaient fait 90.000 prisonniers dont 1.600 officiers et 5 généraux, pris plus de 800 canons de tous calibres, des centaines de minenwerfer et de mitrailleuses et un immense matériel de guerre.”

(disque: CHANT DU DÉPART - LA VICTOIRE EN CHANTANT...., shunter lentement)


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