Wanadoo, le 15 Avril 2006
Navigation dans un panier à la recherche d'une canonnière sur le fleuve Rouge en 1885
Mis à jour le 23/08/2023
A l'occasion du 150e anniversaire de la naissance du maréchal Franchet d'Espèrey en Mai 2006, il est intéressant de rappeler un de ses meilleurs souvenirs, évoqué devant un journaliste venu le voir pour ses 86 ans quelques mois avant sa mort en Juillet 1942. Lieutenant ancien, affecté en tant que breveté de l'Ecole de Guerre à l'EM d'une colonne opérant le long du fleuve Rouge en Octobre 1885, il détaille une liaison auprès de la marine ainsi que les appuis (Artillerie, Train, Santé) coordonnés à vue (messages en MORSE par fanion et par télégraphe optique) sans le support de cartes fiables.
21 Octobre 1885 - Je rentre à cheval bien content d'arriver au gîte car les sardines mangées hâtivement derrière une haie, vers les dix heures, sont loin. Je viens de m'assurer du placement des avant-postes. Je me hâte de gagner la grande pagode de Ha-Tinh au Nord de Thanh-Son, cantonnement de l'état-major de la colonne Mourland. L'installation a commencé: les ordonnances ont accroché les moustiquaires au bras des divinités et déroulé les matelas cambodgiens. De Piennes active l'installation du couvert sur les larges tables de teck, tandis que le fidèle Lamy, cuisinier expert, prépare le repas du soir, sans oublier le plat de laitage indispensable pour calmer l'humeur irritable de notre chef.
Sur pied depuis deux heures du matin, tout le monde a grand faim après avoir passé le fleuve Rouge de vive force à Son-Thu, enlevé Thanh-Son, progressé dans les rizières sous le feu mal dirigé des Chinois qui reculent, inquiets de sentir sur leur derrière les colonnes Jamais et Munier.
On espère pouvoir aborder demain le centre fortifié de Thanh-Maï où le Bo Giap a réuni ses contingents: soldats licenciés de l'armée de Yun-Nam, débris des Pavillons Noirs, dissidents tonkinois. Dans les dépendances de la pagode, les marins de la section de canons-revolvers (1) de l'enseigne Grasset (2) font bon ménage avec les Tirailleurs algériens de la compagnie de garde.
Launay , notre officier topographe, me montre radieux le plan en relief que le Pho-Lanh-Binh (3), chef de nos guides, vient de modeler sur le plancher en vidant quelques sacs de paddy. Nous comprenons enfin la situation. Jusque-là nous n'avions pour nous guider que des cartes annamites ou les levés faits par renseignements à Hanoï, bien insuffisants dans ce pays si tourmenté, coupé de collines et de rizières, où la vue est partout bornée par les hautes clôtures de bambous.
A ce moment, le gros sergent d'infanterie de marine, chef de notre télégraphe optique, entre triomphant. Il a installé son appareil sur un des magnifiques banians qui ombragent la pagode et trouvé non sans peine la communication avec l'état-major du général Jamont à Viet-Tri. Un long message nous donne les instructions pour les journées suivantes. Au lever du jour, il nous faut traverser le large plan d'eau que le plan en relief vient de nous révéler, et enlever les ouvrages Nord-Ouest du camp retranché, que les autres colonnes aborderont par le Nord-Est et le Sud-Est. Mon chef n'a peut-être pas très bon caractère, mais c'est un homme de guerre ayant du commandement et de la décision.
Pendant la nuit, tous les paniers - esquifs faits de lames de bambou entrelacées recouvertes de poix - qui ont servi au passage du fleuve seront apportés jusqu'au plan d'eau qui entoure l'objectif; jumelés pour augmenter leur stabilité, ils pourront transporter par voyage près d'un bataillon.
L'infanterie passera donc rapidement ainsi que la batterie de montagne (4) de mon ami Putz et les canons- revolvers de Grasset. Mais nos batteries de 90 et de 95, indispensables contre les solides ouvrages chinois, ne peuvent être amenées en une nuit par les chemins étroits qui serpentent au milieu des rizières.
1885 - Fleuve Rouge - Croquis robot du Henri Rivière (4 canons-revolvers de 37mm, 1 canon de 90mm) établi à partir des photos LE YATAGAN (fleuve Rouge 1885) et L'ARGUS (Yang Tsé 1900)
Il nous faut obtenir le puissant concours de l'artillerie du "Henri Rivière" (5), la canonnière qui, ce matin, a protégé notre passage. Il existe près de Phu-Lam-Thao un emplacement d'où elle pourra nous appuyer utilement avec son canon de 90mm (6). Il me faut ajourner mon dîner, faire seller mon troisième cheval par le boy Sao et repartir le ventre creux, d'abord à la plage de débarquement pour organiser le transport des paniers, puis gagner par eau la canonnière pour expliquer au commandant Baudens ce que nous attendons de lui, et lui indiquer l'emplacement d'où il pourra agir.
La nuit est complètement tombée, mon petit cheval annamite trébuche dans l'étroit sentier, boueux et détrempé par l'orage qui vient de finir ; je croise avec difficultés les convois de ravitaillement de vivres et de munitions qui viennent du fleuve, je double péniblement les brancards portant les quelques blessés de l'après-midi qu'on évacue sur l'ambulance, et j'arrive enfin à la plage de débarquement. Notre bon camarade le docteur Favier, parti de Blida il y a plus de deux ans avec le bataillon, y a installé un poste de secours provisoire, d'où blessés et malades sont embarqués sur les jonques sanitaires que nous avons aménagées. A la pâle lueur des lantemes, il donne les premiers soins aux blessés, aux cholériques, car la taversée n'a pas arrêté l'épidémie. Heureusement, notre colonne comprend surtout des tirailleurs algériens et tonkinois très résistants au mal, mais les éléments européens sont assez touchés.
Pas de temps à perdre. Tous les paniers vont être tirés au sec et dirigés sans retard sur la pagode par les soins diligents des officiers du Train toujours prêts à toutes les besognes. Puis il me faut songer à gagner le "Henri Rivière". La canonnière est en amont, mais où ? A 1.500 mètres, à 2 kilomètres ou plus, on ne sait. La nuit est obscure, le fleuve large et rapide, car les pluies d'automne ont commencé; la crue des jours derniers rend la navigation dangereuse à cause des arbres déracinés qui descendent au fil de l'eau. Pour joindre rapidement le commandant Baudens, le seul moyen est de prendre un panier et de confier ma fortune à l'adresse de deux pagayeurs. L'officier du Train commandant le dépôt des coolies m'en fournit deux sur leur apparence vigoureuse. Le mauvais interprète de l'ambulance leur explique de son mieux ce qu'on attend d'eux. Je leur promets à chacun deux piastres s'ils me ramènent à bon port et "en route à la grâce de Dieu".
Pour utiliser le contre-courant (7), nous serrons de près la rive; les branches des grands ficus sous lesquels nous naviguons ajoutent encore à I'obscurité du ciel couvert de nuages. Que le temps me paraît long ! Pas de point de repère: je sais seulement que la canonnière doit être environ à 2 kilomètres au plus en amont. Je me vois à la merci de mes deux rameurs dont j'ignore tout, langue, origine, sentiments; ce sont deux inconnus d'un pays hostile, amenés par force à notre service. A peine couverts de légères cotonnades, pieds nus, nageant comme des poissons, rien ne leur est plus facile que de chavirer la frêle embarcation qui nous porte et, gagnant la rive, de disparaître dans le maquis. Pour moi, si je tombe à l'eau, mon sort est clair, empêtré par mes souliers, mes guêtres, mes jumelles, mon revolver, ma sabretache. Heureusement que j'ai le ventre vide, je serai sûrement noyé mais du moins je n'aurai pas de congestion : c'est toujours une consolation. Le temps passe. Les branches basses des arbres frôlent notre canot.
Je rumine sur la situation; l'exemple d'Hoa-Moc, où notre 3e bataillon du 3e Tirailleurs tonkinois a tant souffert, nous prouve I'insuffisance de nos pièces de 80 de montagne contre les ouvrages chinois. Malgré le dévouement de nos artilleurs, récemment arrivés de France, il leur est impossible d'amener à temps leurs pièces de 90 en position, car il leur faudrait aménager un chemin de 5 à 6 kilomètres et I'attaque doit commencer demain au lever du jour. La canonnière seule peut arriver en temps utile.
J'espère toujours apercevoir de loin les feux de position du bateau que je cherche ou ceux de son camarade, le "Revolver" (8) échoué à ses côtés. Mes sampaniers ont-ils bien compris ? Impossible de leur parler. Je crains parfois que la voûte épaisse formée par les branches qui me cachent le fleuve par moment ne m'ait fait dépasser le but. La nuit est obscure. Que cache cette épaisse frondaison que nous longeons de si près ? Des Chinois débarqués y sont peut-être aux aguets. Le moindre bruit de la forêt devient suspect. Il faut aussi éviter tout mouvement brusque, tout déplacement inutile, car rien n'est plus instable que ces paniers. Tout à coup un appel sonore accompagné par le claquement d'une culasse manoeuvrée frébilement, et voilà que tout près surgit dans l'ombre la masse de la canonnière, basse sur l'eau, cachée jusque là par les branches et les coudes du fleuve. Je me fais connaître. Il faut maintenant accoster sans accroc avec ce diable de courant. Mais, comme tous leurs congénères, mes rameurs tonkinois sont très intelligents et très habiles canotiers: l'abordage se fait en douceur et je monte à bord. Je regarde ma montre. J'ai mis à peine trois quarts d'heure qui m'ont paru un siècle.
Le commandant Baudens alerté me reçoit avec la correction habituelle des officiers de marine. Il n'a pas l'affabilité des Surgy et des Lahalle, car c'est un homme difficultueux, mais il est intelligent et très désireux d'agir.
Pendant son long séjour dans ces parages pour protéger la canonnière LE REVOLVER, échouée depuis les basses eaux, il a étudié ses abords, complété ses cartes et discerné rapidement l'endroit d'où il pourra nous appuyer de son canon de 90. Il me promet d'être en position demain à six heures, prêt à ouvrir le feu à l'indication de nos fusées. Du reste, nous nous efforcerons de compléter la liaison (9) en poussant à sa hauteur, sur la rive gauche du fleuve, une section de notre compagnie de débarquement.
Il faut maintenant rentrer. Ce n'est plus qu'un jeu. Je suis sûr de mes rameurs qui se sont montrés vigoureux, courageux et fidèles. Nous descendons le fleuve comme une flèche. Les arbres déracinés, filant à la dérive, constituent le seul danger. En moins de vingt minutes, nous accostons près des jonques de l'administration. De grands bûchers illuminent maintenant la plage. A la lumière des torches improvisées, l'artlllerle de campagne active son débarquement, désireuse de prendre part au combat de demain. Il me semble reconnaître, au plus épais des travailleurs, l'élégante silhouette du lieutenant Anthoine (10). Le convoi est déjà organisé et va se mettre en route sous l'intelligente et énergique direction du lieutenant Iraçabal (11). Quels services ignorés nous rendent sans cesse et sans réclamation ces modestes officiers du Train.
Mon cheval est reposé. Le sentier est libre, les blessés et les malades ont été évacués, les vivres et munitions sont arrivés. Mon cheval et moi avons hâte de rentrer. A 23h30, ayant rendu compte au colonel, je peux enfin me mettre à table pour dîner.
1 - Canon revolver Hotchkiss de 37mm à Tir Rapide: bloc de 5 canons rotatifs actionné par une manivelle; chargeur de 5 obus de 37mm; arme utilisée soit sur affût fixe (canonnière), soit sur affût mobile à deux roues.
2 - Grasset : chef d'état-major de la Marine en 1925.
3 - Pho Lanh Binh: assistant (Pho) du chef du service militaire (Lanh Binh) du mandarin d'une province.
4 - Batterie de montagne: équipée du canon de 80mm M (montagne): vitesse initiale obus 305 m/s, portée 4.100m; transport sur 4 mulets: corps, support tourillons et essieux, frein et roues, canon en 2 morceaux; caisse de transport pour 7 coups complets (2 caisses par mulet).
5 - "Henri Rivière", "Revolver" : pas de photos disponibles en archives ou sur Internet.
6 - Canon de 90mm "Guerre" Mle 1877 de Bange; vitesse initiale obus 500 m/s, portée 9.700m; équipe sur affût "Marine" Mle 1879 les canonnières du Fleuve Rouge au Tonkin puis du Yang-Tsé en Chine jusqu'en 1900 et sur affût "Guerre" à roue l'artillerie; les objectifs à traiter, les forts "chinois" de Thanh Maï , sont entre 4 et 6 km du "Henri Rivière".
7 - Contre-courant: un changement de niveau du fond rocheux du fleuve crée un "rapide" et en aval deux bancs de sable de part et d'autre du courant principal; des tourbillons et un contre-courant apparaîssent alors entre chaque berge et le banc de sable correspondant.
8 - Canonnière "Revolver": construite en 1869; en Septembre 1870 participe sous le nom de Farcy (nom du Lt. de Vaisseau qui l'a conçue) à la lutte sur la Seine contre les Prussiens; transportée en baie d'Along en 1884 avec son double, la "Mitraillleuse"; servent au ravitaillement des postes échelonnés le long du fleuve Rouge et de la rivière Claire.
9 - Liaison: la compagnie de débarquement doit sans doute disposer d'une "Equipe de Signaleurs" avec fanions "marine" du type de celles qui existent à la division d'occupation pour le Télégraphe optique - 3 hommes, carnet de messages, dictionnaire des abréviations, jumelles, cartes, boussole - organisées pour transmettre et recevoir en Morse; en 1911, le général d'Espèrey fait traduire à son fils les 21 pages du règlement allemand de Février 1906 pour "L'emploi des fanions-signaux"; extrait "...à la station réceptrice, le lecteur (n°2) énonce à haute voix les lettres et chiffres qu'il lit; l'enregistreur (n°1) les enregistre et dit à haute voix à la fin de chaque mot "mot". Le signaleur (n°3) de la station réceptrice fait alors à la station signalante le signe "compris" et le lecteur (n°2) de cette station le dit à haute voix, après quoi, l'enregistreur de la station signalante lit et épèle le mot suivant."
10 - Anthoine : polytechnicien nommé en 1917 par Clémenceau Major Général auprès de Pétain en remplacement du général Debeney .
11 - Iraçabal : le lieutenant-colonel d'Espèrey retrouve en 1900 -1901 à Pékin (prise de Pékin par le Corps Expéditionnaire International et guerre contre les Boxeurs) le commandant Iraçabal du 15e escadron du Train des équipages militaires .
CDG:-)
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