Wanadoo, le 15 Novembre1998

Navigation sur un panier du Fleuve Rouge à la recherche d'un appui artillerie en Octobre 1885
Mis à jour le 22/08/2023

Dans les années 1930, un écrivain et journaliste avait demandé aux principaux grands chefs de la 1ère guerre mondiale de lui raconter en quelques mots un de leurs meilleurs souvenirs. Pratiquement tous se souvinrent d'un moment intense vécu lorsqu'ils étaient lieutenant.

Etat-Major 1ère division à Hanoï: en 1885: Lt. d'Espèrey au centre

L'un d'eux, le Maréchal Franchet d'Espèrey, raconte ce qui lui est arrivé au Tonkin en Octobre 1885 alors qu'il était en opération contre les pirates chinois du "Bo-Giap" sur le Fleuve Rouge.

"Pas de temps à perdre. Tous les paniers vont être tirés au sec et dirigés sans retard sur la pagode par les soins diligents des officiers du train - toujours prêts à toutes les besognes - puis il me faut songer a gagner le "Henri Rivïère".

La canonnière est en amont, mais où ?

A 1.500 mètres, à 2 kilomètres ou plus, on ne sait, la rapidité du courant ayant fait dériver, lors de notre traversée, nos jonques, portières et chalands.

La nuit est obscure, le fleuve large et rapide, car les pluies d'automne ont commencé; la crue des jours derniers rend la navigation dangereuse à cause des arbres déracinés qui descendent au fil de l'eau.

Pour joindre rapidement le commandant Baudens, le seul moyen est un des légers esquifs que nous appelons paniers : faits de lames de bambous entrelacés et plus ou moins imperméabilisées par une couche de laque, leur stabilité est des plus précaires. Il faut en prendre un et confier ma fortune à l'adresse de deux pagayeurs. L'officier du train commandant le dépôt des coolies m'enfournit deux sur leur apparence vigoureuse. Le mauvais interprête de l'ambulance leur explique de son mieux ce qu'on attend d'eux. Je leur promets à chacun deux piastres s'ils me ramênent à bon port et "en route à la grâce de Dieu".

Pour utiliser le contre-courant, nous serrons de près la rive; les branches des grands ficus sous lesquels nous naviguons ajoutent encore à I'obscurité du ciel couvert de nuages. Que le temps me paraît long ! Pas de point de repère: je sais seulement que la canonnière doit être environ à 2 kilomètres au plus en amont.

Je me vois à la merci de mes deux rameurs dont j'ignore tout, langue, origine, sentiments, deux inconnus d'un pays hostile, amenés par force à notre service. A peine couverts de légères cotonnades, pieds nus, nageant comme des poissons, rien ne leur est plus facile que de chavirer la frêle embarcation qui nous porte et, gagnant la rive, de disparaitre dans le maquis. Pour moi, si je tombe à l'eau, mon sort est clair, empêtré par mes souliers, mes guêtres, ma jumelle, mon revolver, ma sabretache. Heureusement que j'ai le ventre vide, je serai sûrement noyé mais du moins je n'aurai paa de congestion : c'est toujours une consolation.

Le temps passe. Les branches basses des arbres frôlent notre canot. Je rumine sur la situation; l'exemple d'Hoa-Moc, où notre 3e bataillon a tant souffert, nous prouve I'insuffîsance de nos pièces de montagne contre les ouvrages chinois. Malgré le dévouement de nos artilleurs de campagne, récemment arrivés de France, il leur est impossible d'amener à temps leurs pièces en position, car il leur faudrait aménager un chemin de 5 à 6 kilomètres et I'attaque doit commencer demain au lever du jour. La canonniére seule peut arriver en temps utile.

J'espère toujours apercevoir de loin les feux de position du bateau que je cherche où ceux de son camarade, le "Révolver" échoué à ses côtés. Mes sampagniers ont-ils bien compris ? Impossible de leur parler. Je crains parfois que la voûte épaisse formée par les branches qui me cachent le fleuve par moments ne m'ai fait dépasser le but. La nuit est obscure. Que cache cette épaisse frondaison que nous longeons de si près ? Des chinois débarqués y sont peut-être aux aguets. Le moindre bruit de la forêt devient suspect.

Il faut aussi éviter tout mouvement brusque, tout déplacement inutile, car rien n'est plus instable que ces paniers.

Tout à coup un appel sonore accompagné par le crissement d'une culasse mobile manoeuvrée frébilement, et voilà que tout près surgit dans l'ombre la masse de la canonnière, basse sur l'eau, cachée jusque là par les branches et les coudes du fleuve.

Je me fais connaitre.

Il faut maintenat accoster sans accroc avec ce diable de courant. mais, comme tous leurs congénères, mes rameurs tonkinois sont très intelligents et très habile canotiers: l'abordage se fait en douceur et je monte à bord.

Je regarde ma montre. J'ai mis à peine trois quarts d'heure qui m'ont paru un siècle.

Le commandant Baudens alerté me reçoit avec la correction habituelle des officiers de marine. Il n'a pas l'affabilité des Surgy et des Lahalle, car c'est un homme difficultueux, mais intelligent et très désireux d'agir.

Pendant son long séjour dans ces parages pour protéger le "Révolver", échoué depuis les basses eaux, il a étudié ses abords, complété ses cartes et discerné rapidement l'endroit d'où il pourra nous appuyer.

Il me promet d'être en position demain à six heures, prêt à ouvrir le feu à l'indication de nos fusées. Du reste, nous nous efforcerons de compléter la liaison en poussant à sa hauteur, sur la rive gauche du fleuve, une section de notre compagnie de débarquement.

Il faut maintenant rentrer.

Ce n'est plus qu'un jeu. Je suis sûr de mes rameurs qui se sont montrés vigoureux, courageux et fidèles. Nous descendons le fleuve comme une flèche. Les arbres déracinés, filant à la dérive, constituent le seul danger. En moins de vingt minutes, nous accostons près des jonques de l'administration.

De grands bûchers illuminent maintenant la plage. A la lumière des torches improvisées, l'artillerie de campagne active son débarquement, désireuse de prendre part au combat de demain.

Mon cheval est reposé. Le sentier est libre. Mon cheval et moi avons hâte de rentrer. À onze heures et demie, ayant rendu compte au colonel, je puis enfin me mettre à table."

 

CDG :-)

 

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