Wanadoo, le 15 Juin 2006
Histoire du canon de 75 (article de Sauveroche extrait de L'ILLUSTRATION du 6 Février 1915)
Mis à jour le 23/08/2023
Au moment où l'on vient d'organiser dans toute la France "la journée du 75", il n'est peut-être pas inutile d'exposer succintement la genèse de notre glorieux canon et de rappeler les noms de ceux qui ont doté notre pays de ce matériel incomparable.
Les recherches qui ont présidé à sa naissance remontent à une époque fort ancienne. Dès 1890, l'artillerie française avait commencé à se préoccuper de la création d'un matériel de campagne à tir rapide, capable de donner des résultats analogues à ceux que réalisait déjà le matériel de bord. Amener sur le champ de bataille des canons capables de rivaliser, comme rapidité de tir, avec les Hotchkiss ou les Canet de nos cuirassés, tel était le problème qu'elle avait entrepris de résoudre.
Les canons en usage à cette époque et, en première ligne, les canons de 90 du colonel de Bange avaient beau être d'une puissance considérable et d'une précision qui n'a jamais été dépassée, ils étaient destinés à rester trop souvent sans effets sérieux parce que leur tir était trop lent. Le matériel 1877 tirait, en effet, presque deux fois moins vite que le canon lisse à la Suédoise de Gustave-Adolphe.
Pour atteindre un adversaire dont la principale préoccupation était désormais de se rendre insaisissable, il fallait renoncer aux anciens procédés et donner à l'artillerie une bouche à feu qui lui permit de balayer instantanément le terrain par un tir rasant, facilement orientable, exactement comme l'arroseur municipal, sans s'éloigner de la bouche d'eau, promène le jet de sa lance sur la chaussée.
Il fallait créer une bouche à feu qui fut capable, non point de rester complètement immobile pendant le tir (résultat mécaniquement irréalisable), mais de revenir à la même position après le départ de chaque coup. Le pointage n'étant plus dérangé, la rapidité du tir pouvait devenir aussi grande qu'il était nécessaire.
La solution du problème consistait à construire un affût assez solidement ancré dans le sol pour ne point bouger pendant tout le temps que le canon, relié à l'affût par un organe élastique chargé d'absorber son élan, reculerait sur des glissières convenablement disposées.
Des tentatives dans ce sens avaient été faites par divers officiers et notamment par le capitaine Locard de la Fonderie de Bourges, mais elles n'avaient point abouti, tout au moins pour le matériel de campagne. La solution théorique du problème paraissait évidente, mais on se demandait encore si la réalisation pratique serait possible. C'est alors que se produisit un incident curieux et assez ignoré, qui exerça sur la création de notre canon actuel une influence décisive.
Le général Mathieu, alors directeur de l'artillerie au ministère de la Guerre, apprit par la source ordinaire qu'un ingénieur allemand, fort distingué du reste, M. Haussner, avait établi chez Krupp, un modèle de bouche à feu à long recul ou plutôt, comme disent les techniciens allemands, à court recul du canon sur l'affût . On ajoutait qu'après essai la maison Krupp n'avait pas hésité à entreprendre la construction de ce nouveau matériel.
Le général, qui se connaissait en homme, fit appeler le commandant Deport, alors directeur de l'atelier de construction de Puteaux, et lui demanda s'il croyait pouvoir réaliser de son côté une bouche à feu basée sur le principe du long recul. le commandant Deport qui connaissait la question répondit, après quelque réflexion, qu'il était prêt à résoudre le problème posé, et en 1894, il présentait au ministre de la Guerre, le général Mercier, un canon de campagne qui tirait jusqu'à 25 coups à la minute. Sa précision était parfaite et sa stabilité était telle que les deux principaux servants pouvaient rester pendant le tir assis sur les sièges faisant partie intégrante de l'affût. Le canon de 75 était né et il réalisait tous les desiderata qu'aurait pu émettre l'artilleur le plus exigeant.
Mais sa naissance avait été des plus laborieuses. Pendant de longs mois, le commandant Deport avait pâli sur chacun des détails de construction du nouv el engin, ne triomphant à grand'peine d'une difficulté que pour se trouver en face d'une difficulté nouvelle, et voyant sans cesse reculer devant lui la solution finale.
Après avoir mis au point une fermeture rapide dérivant de la culasse Nordenfelt, il lui avait fallu créer un frein hydropneumatique à longue course (1m20), qui arrêtait progressivement le canon dans sa course arrière, pour le renvoyer ensuite à sa position de départ, sous l'action d'un récupérateur à air où régnait une pression supérieure à 100 atmosphères.
Il lui avait fallu encore adapter à la nouvelle pièce le système dit à basse indépendance qui permet de maintenir le canon toujours pointé, les modifications de pointage pouvant s'effectuer au cours même du tir, etc.
Et nous ne parlons ici que des principaux problèmes à résoudre.
On s'imaginerait peut-être que, pendant que le commandant Deport travaillait si bien, l'artillerie allemande accomplissait de son côté de la bonne besogne. On se tromperait étrangement: l'artillerie allemande n'avait rien fait; elle était même moins avancée qu'au premier jour, car elle s'était engagée dans une voie fausse. C'est que, quelque étonnant que cela puisse paraître, les renseignements fournis au général Mathieu, les renseignements qui avaient présidé à la naissance du 75 étaient inexacts.
L'ingénieur Haussner avait bien établi un projet de canon; ce projet avait bien été exécuté à Essen; mais les essais mal dirigés, peut-être à dessein, avaient donné de mauvais résultats, et la maison Krupp, trop heureuse de l'échec d'une invention qui s'éloignait par trop de ses traditions, avait congédié l'ingénieur Haussner qui s'en alla chercher fortune dans l'Amérique du Sud. Mieux encore, les annuités du brevet que M. Haussner avait pris en France cessèrent d'être payées et le brevet, resté d'ailleurs parfaitement ignoré tomba dans le domaine public.
La maison Krupp avait perdu la plus belle occasion peut-être qui se fût jamais présentée à elle, et grâce à son invincible entêtement, elle ne devait plus la retrouver, fort heureusement pour notre pays.
On voit que le renseignement inexact fourni au général Mathieu avait eu pour la France des conséquences singulièrement heureuses, en aiguillant le commandant Deport sur la voie de sa géniale découverte.
Celui-ci promu lieutenant-colonel à un âge qui ne lui laissait plus l'espoir de voir ses services récompensés dans l'armée d'une façon équitable, se résigna à prendre sa retraite et entra à la Compagnie des Forges de Châtillon-Commentry, où il dirige toujours à l'heure actuelle, le service de l'artillerie.
Il y fit encore de la bonne besogne; c'est là, en effet, qu'il entreprit les recherches qui aboutirent d'une part à l'adoption du canon de 65 de montagne par l'artillerie française, et d'autre part, à l'adoption du canon à grand champ de tir par l'artillerie italienne.
L'organisation du canon de 75, qui devait bientôt devenir le canon modèle 1897 fut complétée après le départ du colonel Deport par le capitaine Sainte-Claire Deville (aujourd'hui général). Celui-ci acheva la mise au point, créa le caisson armoire à renversement , si commode pour abriter le personnel et distribuer les munitions, ainsi que le débouchoir automatique qui permet de régler les fusées des obus pour le tir fusant en temps utile, quelle que soit la rapidité du tir.
Il fut puissamment aidé dans sa tâche par un officier qui devait avoir, peu après, son heure de célébrité, le capitaine (aujourd'hui lieutenant-colonel) Rimailho, créateur du 155 court de campagne à tir rapide.
Il ne suffisait pas de créer un matériel nouveau: il fallait encore en faire décider l'adoption; il fallait aussi et surtout en cacher l'existence à nos adversaires. Ce fut la tâche du général Deloye. Directeur de l'artillerie au ministère de la Guerre après le général Mathieu, esprit extrêmement remarquable, mais en même temps singulièrement délié, il s'était bien vite rendu compte qu'on ne saurait conserver longtemps le secret d'un matériel nouveau, si l'on n'engageait pas les curieux sur une fausse piste.
Par une série d'ingénieuses maladresses, d'indiscrétions savantes et d'exhibitions mystérieuses, il parvint à faire croire à tous, et en particulier aux espions allemands, à l'ordinaire si bien renseignés, que notre futur matériel d'artillerie devait être un matériel, fort intéressant du reste, que le capitaine Ducros étudiait depuis longtemps à côté du 75. L'artillerie allemande s'emballa sur cette piste, et en 1896, toute fière de nous avoir devancée, elle sortit en hâte un canon à tir accéléré analogue à celui du capitaine Ducros.
Cela fait, et les Allemands une fois trop engagés pour pouvoir revenir sur leurs pas, le général Deloye fit décider en grand secret l'adoption du 75, sans hésiter devant la responsabilité très grave que lui imposait la mise en service d'un matériel entièrement nouveau, rompant d'une façon complète avec les errements du passé. Il eut un mérite plus rare encore: l'homme scrupuleux qu'il était ne craignit point de faire construire une grande partie de ce matériel sans aucun crédit , ne reculant pas devant les irrégularités administratives pour se procurer les fonds nécessaires sans avoir à recourir aux Chambres. Il couronna son oeuvre, un peu plus tard, en persuadant le Parlement de gager la construction du 75 sur les fonds à provenir de la vente des terrains de l'enceinte de Paris!
Ce rôle si important du général Deloye, homme aussi modeste en son genre que le colonel Deport, est resté à peu près ignoré. Une brève allusion y a cependant été faite à la tribune de la Chambre par le général de Gallifet, le 20 Février 1900, dans les termes suivants:
"Vous aviez tout à l'heure devant vous l'homme auquel vous ne saurez jamais trop manifester votre reconnaissance, c'est le général Deloye. C'est à lui que nous devons la réféctionde notre matériel d'artillerie..."
En dépit de ce témoignage public, on n'a cependant point rendu, jusqu'à ce jour au grand honnête homme et au bon citoyen qu'était le général Deloye, la justice qu'il méritait. Le moment paraît venu de rendre à sa mémoire un hommage trop longtemps retardé.
Il est en effet singulièrement heureux qu'un hasard inespéré ait permis à notre pays, il y a une vingtaine d'années, d'avoir en même temps que le colonel Deport à l'atelier de construction de Puteaux et le général Deloye à la Direction de l'artillerie, au ministère de la Guerre, car c'est du labeur commun de ces deux hommes qu'est sorti, avec le canon de 75, le salut de notre Patrie.
Sauveroche
En Janvier 2019, à la lecture de cette "Histoire du canon de 75", Jérôme Liffran petit-fils du général Deloye m'a envoyé plusieurs photos de la maquette de ce canon de 75 que possédait son grand-père maternel et avec laquelle il a jouée étant enfant. A sa demande, c'est avec plaisir que je publie une de ces photos.
CDG:-)
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